Une Étreinte Sur la Ligne d’Arrivée, Version Française

Lors de notre étreinte sur la ligne d’arrivée, j’ai senti mon père se reposer sur moi de tout son poids.

Nous venions de terminer le marathon de Boston 2015 ensemble, main dans la main, trempés, après avoir couru les 42.2 kilomètres sous la pluie en 4 heures 26 minutes 44 secondes. “Merci, merci” m’a-t-il soufflé dans l’oreille, pâle et épuisé. Pour la première fois, celui qui n’a jamais été vulnérable dans mes yeux de fille m’est apparu fragile, presque frêle. Son poids sur mes épaules à la fois lourd et léger comme une plume.

Les amateurs de course à pied savent que tout peut arriver au cours d’un marathon. Même quand on s’est entraîné et qu’on est au mieux de sa forme, on peut avoir un jour sans. Le 20 avril 2015 fut un jour sans pour mon père, Alain, qui à 67 ans a couru 23 marathons en Europe et aux États-Unis. Il était entraîné pour courir en moins de 4 heures, mais ce jour-là il s’est senti vidé dès le départ.

Cette année, mes parents avaient décidé de courir un dernier marathon à Boston, avec moi. Ils continueraient de courir, mais sur des distances plus courtes. Malheureusement, je me suis blessée à l’entraînement et j’ai dû renoncer à courir le marathon en entier. J’ai donc pris le départ avec eux avec l’intention d’abandonner à 15 ou 20 kilomètres, avec un sac à dos contenant des affaires de rechange, mon portable et des gels énergétiques.

Mon but était d’assurer la logistique jusqu’au départ et de courir aux côtés du plus lent des deux — probablement ma mère, Simone. Mon père est parti derrière, et je jetais un coup d’oeil de temps en temps pour m’assurer qu’il suivait. “Ne t’en fais pas, il fait souvent comme ça. Il démarre lentement, mais après il me rattrape”, me dit ma mère. Il faut qu’elle allait à vive allure, à plus de 11 km/h. Elle était dans un bon jour.

Au bout de 15 kilomètres, Alain était toujours derrière et perdait du terrain. Je me suis arrêtée pour l’attendre. Les épaules courbées, il semblait peiner à chaque pas. “Je n’ai mal nulle part”, me dit-il, “mais je ne peux pas aller plus vite”. Au semi, il semblait toujours aussi abattu, et je lui ai proposé d’abandonner avec moi. “Abandonner? Non, non, je vais le finir”! “Dans ce cas, je reste avec toi”, j’ai répondu. “Je ne vais pas te laisser tout seul”. Et nous avons continué notre course ensemble, sous une pluie glaçante, trempés sous les vestes coupe vents violettes que nous avions achetées la veille au stand officiel du marathon de Boston.

J’étais tellement absorbée dans mon rôle de soutien moral pour Alain, que je n’ai senti ni le froid ni la fatigue. Mais je me suis rendue compte des conditions météo quand, au 30ème kilomètre environ, j’ai mis plusieurs minutes à ouvrir mon sac et récupérer mon portable pour prévenir mon mari que j’allais finalement finir le marathon pour aider Alain. Mes mains, glacées, était engourdies.

À chaque ravitaillement, je prenais un gobelet d’eau et un gobelet de boisson énergétique pour Alain, qui semblait manquer de sucres rapides. Mes gels énergétiques y sont aussi passés pour tenter de lui donner un peu de punch. J’ai essayé de couper le vent en mettant devant lui dans les côtes, nombreuses en deuxième partie de course.
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Mon père m’a appris à skier, à jouer du piano et à faire de la planche à voile, entre autres (bien que je ne sois pas du tout douée ni pour la musique ni la planche). Il m’a donné le goût de l’actualité, des questions sociales et politiques, ce qui explique probablement pourquoi je suis devenue journaliste. Nous avons le même caractère, me disait souvent ma mère — parfois mauvais caractère. Je tiens de lui.

Je me souviens encore du moment où je l’ai dépassé en ski. Nous avions à l’époque des skis Rossignol du même violet que nos vestes coupe vent le jour du marathon — des skis achetés en soldes par Alain. L’élève que j’étais s’est réjouie d’aller plus vite que le maître, mais je me suis toujours demandée ce que ça fait à un père de se faire battre par sa propre fille à un sport qu’il lui a appris.

À une dizaine de kilomètres de l’arrivée à Boston, Alain peinait, mais ne renonçait pas. J’essayais de lui remonter le moral en l’encourageant. Il restait silencieux, la tête baissée. Quand on a enfin vu la bannière du finish sur Boylston Street, Alain a trouvé la force d’accélérer avant de tomber dans mes bras sur la ligne d’arrivée. Il n’y a pas de mots pour exprimer ce que j’ai ressenti. Après quelques minutes, Alain avait récupéré son sourire pour les photos officielles.

Big smile
Big smile

Nous avons ensuite retrouvé Simone, qui a fini 13ème de sa catégorie en 4 heures 11 minutes 26 secondes — très impressionnant car Boston est une course extrêmement sélective. J’aurais aimé que mes parents vivent l’expérience Boston telle que je l’ai connue les cinq fois que je l’ai couru: sous le soleil. Quel dommage que leur dernier marathon se soit fait dans des conditions climatiques si difficiles.

Quelques semaines plus tard, mes parents étaient de retour en France, fin prêts pour la saison de vélo. Au cours d’une conversation téléphonique, mon père me lance: “Tiens, au fait, on vient de s’inscrire au marathon de Paris pour 2016”! Ils avaient bien réfléchi et ne voulaient pas finir sur une course aussi pénible. Comme des stars de rocks qui font des adieux répétés à la scène — avec l’espoir d’une météo plus clémente, ils remettent ça l’année prochaine.

Les fameux coupe vents violets
Les fameux coupe vents violets

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