Il y a un an, mes parents ont décidé de courir leur dernier marathon à Boston. Beaucoup de coureurs américains rêvent de se qualifier pour cette course prestigieuse et sélective sans jamais y parvenir. Mais Simone, à 68 ans, et Alain, bientôt 67 ans, font des temps sur la distance qui leur permettent de participer. Ils ne se rendent pas compte de l’exploit que cela représente pour tant de coureurs.
Nous nous sommes donc donné rendez-vous à Boston en avril pour courir le plus vieux marathon du monde en famille: le 23ème et dernier marathon pour Alain; le 21ème et dernier marathon pour Simone; le 10ème, dont 6 à Boston, pour moi, et, espèrons, pas le dernier.
À moins d’une semaine avant le départ, nos discussions sont typiques pour des marathoniens: la météo (va-t-il faire froid, pleuvoir?); une dernière petite sortie pour se dégourdir les jambes; comment se rend-on au départ? (en bus d’écoliers jaunes); le parcours (Simone, qui aime jouer avec les mots, a rebaptisé la fameuse “Heartbreak Hill”, la côte des coeurs brisés au 41ème kilomètre, en côte des crises cardiaques.)

Tout se passe comme prévu, à une différence près. Je ne vais pas courir le marathon en entier. J’ai dû arrêter mon entraînement après une course de 5 kilomètres le jour de la Saint-Valentin à cause d’une blessure au tibia. (Ça m’a brisé le coeur, justement.) Je n’ai plus couru jusqu’au 26 mars, quand j’ai enfin eu l’autorisation de recommencer, mais juste sur 1 mile (1.6 kilomètres.) J’ai pu reprendre un peu plus depuis, ce qui va me permettre d’être au départ avec mes parents et d’aller jusqu’au semi avant d’abandonner.
Un fois la colère et la déception passées, je vois cette blessure comme un mal pour un bien. En 2002, j’avais couru mon premier marathon avec mes parents à Paris (Alain devant, et Simone et moi ensemble quasiment jusqu’à la fin.) En 2015, je serai avec eux (en partie) pour leur dernier. La boule sera bouclée.

Alain, qui a grandi à Lyon dans les années 1950s et 1960s, n’était pas sportif dans sa jeunesse. En 1974, quand mes parents ont déménagé à Chambéry, le citadin de 26 ans a commencé avec le vélo en été sur les routes pittoresques de la Savoie. Simone, qui a grandi dans les Alpes, ne s’est mise au sport qu’en 1978, quand mes parents ont loué un chalet vers la Plagne avec un couple d’amis. Elle avait alors 31 ans, et deux enfants en bas-âge. Le couple d’amis, tous deux très sportifs, lui ont prêté un vieux vélo pour faire des cols. “C’était l’enfer”, Simone m’a dit. Ce fut aussi le début de sa carrière sportive. Une fois revenue à la maison, Simone s’est mise à courir.

À la fin des années 1970, Simone fut une pionnière dans notre village de 2,000 habitants: la seule coureuse, et une femme en plus de ça. “Les gens me regardaient comme une bête curieuse”, Simone m’a dit. “On me prenait pour une folle. Une femme qui court!” Alain, ayant pris goût à l’effort physique avec le vélo, est venu à la course à pied car le sport peut se pratiquer en hiver, et a commencé à courir avec Simone. Durant mon enfance, le footing du dimanche matin était une tradition. Mes parents partaient avec le chien, Réglisse, pour une heure ou deux. Réglisse devenait hystérique à la vue de leurs baskets. Nous ne prononcions jamais le mot “footing” devant notre chien, au risque de déclencher des foudres. Il fallait utiliser le code “F-2-O”.
Peu à peu, les distances se sont allongées: 10, 20, 30 kilomètres. Un jour, Alain et un ami proche, notre médecin de famille, ont fait 40 kilomètres en boucles autour de la maison. Alain était mûr pour le marathon. Il courut son premier à Paris en 1994 en 3h23. L’année suivante, à 47 ans, sera son record, en 3h19. C’est aussi son meilleur souvenir. Paris 1995 marqua aussi les débuts de Simone, en 4h04. Elle trouva incroyable de ne pas avoir marché. Le meilleur chrono de Simone viendra trois plus tard à Paris: 3h36 à 51 ans, “même pas fatiguée et sans souffrance”. Simone a couru New York trois fois et Alain deux fois. Tous les deux qualifient ce marathon de “mythique”. (Attendez de voir les foules de Boston!)
Alain, en bon cartésien, estime que son pire souvenir est, “logiquement”, son plus mauvais chrono: 4h20 dans sa ville natale de Lyon en 2006. “Parti avec de la fièvre, j’ai cru ne pas finir, marché à partir du 25ème kilomètre puis fini à l’agonie”. Notons qu’il a non seulement fini, mais dans un temps tout à fait honorable pour des coureurs bien plus jeunes.
Le pire souvenir de Simone est son second marathon, à Londres. Sans vraiment s’entraîner, elle est partie précipitamment avec les coureurs qui tablaient sur un 3h15 alors qu’elle visait 3h45. “Au début j’ai suivi le rythme mais j’ai payé cash très rapidement. J’ai beaucoup marché et j’ai même été incapable de franchir la ligne d’arrivée ne serait-ce qu’en trottinant”.
Deux leçons à retenir, donc: ne pas courir un marathon avec de la fièvre et ne pas partir trop vite.
Bien que les clubs de course à pied soient nombreux, courir est un sport solitaire par nature. Mes parents, eux, sont un binôme de coureurs. Ils s’entrainent toujours ensemble. Ils font aussi du vélo ensemble, du ski de fond ensemble, de la gym ensemble. Tous les sports, c’est ensemble. Une exception tout de même pour Alain: “La Zumba? Oh non. Pas la Zumba”.
Mon père se décrit comme un marathonien cool et ludique sans trop d’esprit de compétition ni d’obsession du chrono, le but étant de prendre du plaisir. Ça ne l’empêche pas d’avoir une discipline de fer à l’entraînement. Lors de leur visite aux Etats-Unis en Novembre 2010, mes parents préparaient le marathon de Nice. Un jour que le plan d’entraînement était une sortie facile en endurance d’environ 10 kilomètres, je les ai emmenés sur une route que je n’avais pas encore mesurée au kilomètre près, mais que j’estimais à 5 kilomètres pour l’aller. Arrivés à l’endroit où il fallait faire demi-tour, Alain vérifia la distance sur sa montre GPS: “Ça ne fait que 4,8 kilomètres, continuons encore un peu”.
Ma mère, stressée de nature, se met une pression démesurée, au point de se rendre malade avant chaque course: fièvre, maux d’estomac, entre autres. Comme elle, je souffre de maladies psychosomatiques avant les marathons. La vieille de New York en 2007, alors que je boitais à cause d’un ongle de pied incarné, Simone, qui souffrait d’un mal de gorge, m’a confié: “Ça ne s’améliore pas avec l’âge. Je me rends toujours malade avant les marathons comme si ma vie en dépendait”. (Les maux de pied et de gorge ont disparus une fois le départ donné. Simone a fait 10ème dans sa tranche d’âge cette année-là, et j’ai battu mon meilleur chrono.)
Simone et Alain vont continuer de courir, mais plus des marathons. Et ils vont continuer de faire du vélo, du ski de fond, de la gym et des ballades avec Ben, le labrador fidèle. Sans oublier la Zumba, mais juste pour Simone.
Je leur ai demandé quel conseil ils donneraient à un coureur qui voudrait faire un marathon:
Alain: “Il faut commencer par de plus courtes distances (10km, semi) et après on en vient tout naturellement au marathon, voire plus long.
Si moi, qui n’était vraiment pas sportif dans ma jeunesse, ai pu devenir marathonien, tout le monde peut y arriver, même les `cul de jatte’, l’essentiel est d’en avoir l’envie.”
Simone: “Avant tout le marathon c’est dans la tête — avec un bon entraînement bien sûr. J’ajouterais une bonne motivation, mais je pense que tous les marathoniens sont des gens super motivés.
Tout le monde peut marcher donc tous ceux qui n’ont pas de problème de santé peuvent courir”.
Pourquoi avoir choisi Boston?
Alain: “Après avoir fait deux fois New York, Boston est l’autre marathon mythique, car le plus ancient”.
Simone: “J’ai décidé vu mon âge que ce serait mon dernier marathon. Et pour moi Boston est aussi mythique que New York . Alors quand j’ai vu que ma dernière course me qualifiait pour ce marathon sélectif, je n’ai pas hésité. Et puis ce sera l’occasion de retrouver ma fille qui l’a couru 5 fois et qui m’a vraiment donné envie de le faire. Pour moi, ce sera l’opportunité, je l’espère, de finir en beauté ma `carrière de marathonienne’”.
